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Ses songes brumeux s'interrompirent nets lorsque la lumière du soleil transperça ses paupières pour s'abattre sur ses rétines dans une gerbe éblouissante. Mais une longue nuit de sommeil l'avait laissé frais et dispos et Zohel fut bientôt sur pattes. Un coup d'œil lui apprit qu'il en était de même pour ses congénères, ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose : l'imminence de la distribution de nourriture. Confirmant encore son intuition, il entendait les piaffements des plus impatients et sentait l'air s'emplir de fébrilité.
Soudain le plafond de leur vaste cage de verre fut saisi de sourds tremblements et l'instant d'après, il s'effaçait en laissant place à un large choix de mets : des bananes évidemment, mais aussi d'autres fruits aux couleurs variées, quelques légumes verts qu'il n'avait jamais appréciés et de trop rares morceaux de viande dont la chair tendre attisait une convoitise qui décuplait leur saveur intrinsèque. Tous étaient suspendus à cinq ou six mètres du sol, sans doute accrochés à quelques lianes si fines qu'on ne pouvait les distinguer. Ce n'était qu'une supposition car il n'avait jamais sacrifié la moindre seconde à étudier ce problème au dépens de la recherche de la place qui lui garantirait les parts les plus appétissantes. Évidemment avec la gravité lunaire, ce n'était qu'un obstacle mineur à la satisfaction de ses besoins mais il s'était toujours demandé pourquoi les concepteurs de la cage avait privilégié cette solution. Ses hypothèses allaient de la simple négligence à une cruauté modérée mais raffinée en passant par le soin accordé à leur forme physique, mais les autres n'avaient jamais témoigné que d'une indifférence polie à l'égard de ses investigations et il avait peu d'espoir d'obtenir un jour une réponse puisque personne ne se rappelait avoir jamais vu l'un de ces fameux concepteurs.
Après le repas, il était de coutume de former de petits groupes afin de nettoyer les fourrures et s'assurer qu'elles ne présentaient aucune entaille. C'était là un autre mystère intriguant : ces poils ne semblaient jamais changer de taille, il était quasiment impossible de les arracher et chaque individu disposait d'une couleur distincte, rigoureusement identique sur tout son corps. Les groupes avaient une composition assez rigide mais peut-être à cause de ses questions trop insistantes, Zohel n'avait jamais intégré l'un d'eux et se contentait d'errer de l'un à l'autre, s'éloignant dès lors qu'on lui adressait des borborygmes trop agressifs. C'est ainsi qu'il s'aperçut de l'absence de Jane.
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Jane était une femelle vive et affable au pelage brun et bouclé, pour laquelle il éprouvait un intérêt aussi inexplicable que non réciproque. Elle n'avait jamais fait preuve de méchanceté à son égard et il lui arrivait même de lui adresser un sourire ingénu à l'occasion, mais généralement, elle semblait vivre dans une bulle d'indifférence amusée, comme si tout cela ne la concernait qu'à moitié et qu'elle n'était parmi eux que pour une période de transition. Son absence n'en demeurait pas moins énigmatique : ils n'étaient qu'une centaine dans la cage et celle ci n'offrait que peu de lieu pour profiter d'une intimité dont personne ne se souciait vraiment.
Il ne fallut que quelques minutes à Zohel pour en faire le tour et poser quelques questions à ceux qui fréquentaient parfois Jane. Il dut alors se rendre à cette surprenante évidence : pour la première fois de l'histoire à sa connaissance, quelqu'un avait quitté la cage avant son décès et sa mise en terre. Cela portait un rude coup à sa conception du monde et fit naître en lui une interrogation si fondamentale qu'il ne comprit pas pourquoi elle n'avait pas émergé plus tôt : y avait-il quelque chose en dehors de la cage et le cas échéant, quoi ? C'était là une occasion inespérée de mettre à profit son hyperactivité et qui sait, de se couvrir d'une gloire qui lui permettrait de goûter à la popularité dont il jouissait dans ses rêveries éveillées. Et alors qu'il s'abandonnait déjà à des chimères cajoleuses dans lesquelles il se repaissait de bananes tandis que les autres dansaient autour de lui pour le distraire, une vision lui revint en mémoire. Lors de son enquête, il avait aperçu une zone au bord de la cage où la terre semblait avoir été récemment retournée. Peut-être Jane avait-elle creusé un tunnel pour s'enfuir.
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Ses soupçons se confirmèrent une fois arrivé sur place. La terre y était plus meuble qu'alentour et formait ça et là des mottes inhabituelles. Pourtant, il ne voyait pas l'ombre d'un tunnel jusqu'à ce que le sol ne se dérobe sous lui et que, malgré ses avant-bras vigoureux, il ne dégringole dedans. Quelqu'un avait entremêlé branches et feuillages, le tout recouvert d'une mince couche de terre afin d'en dissimuler l'entrée. Mais Jane n'avait pu le faire tout en creusant le tunnel de l'intérieur. Le mystère s'épaissit encore lorsqu'il observa plus attentivement les parois. On distinguait nettement dans la partie proche du sol des traces de griffes mais soudainement, elles devenaient parfaitement lisses, indiquant que Jane ne s'était pas échappée seule. Rester ruminer ici n'ayant que peu de chance de lui apporter une réponse, Zohel s'engagea résolument dans la galerie.
Elle s'incurvait rapidement à l'horizontale puis, après avoir franchie les parois de la cage – nettement moins profondes que ce à quoi il s'était attendu – remontait vers la surface. De ce côté, personne n'avait pris de précautions particulières et Zohel sortit sans souci. Le spectacle qu'il avait devant les yeux lui coupa le souffle. D'abord littéralement, car la Lune n'avait pas d'oxygène à sa surface, problème qui se résolut de lui-même au bout de quelques secondes, encore une fois sans la moindre espèce d'explication. Puis au sens figuré. Pendant la traversée, il s'était imaginé découvrir un environnement reprenant les grands traits de celui qu'il venait de quitter : une sorte de savane avec ses hautes herbes desséchées par le soleil, d'épars baobabs dont les frondaisons majestueuses offraient une ombre protectrice à quelques point d'eau et à la rigueur, d'austères acacias drapés de leur robe de piquants. Mais il n'y avait rien de tout cela. Ou plutôt, il ne pouvait le distinguer dans la masse exubérante qui lui faisait face. La couleur dominante était un vert éclatant, quasi fluorescent, mais cela semblait tenir du hasard, comme en témoignaient les balafres rouges ou bleues qui barraient rageusement le paysage. Cela accentuait l'impression de confusion qui émanait de l'ensemble. Au point que Zohel avait du mal à séparer l'animal du végétal, comme ces gros bulbes turquoises qui tournaient sur eux-mêmes en suspension dans les airs et dont l'écorce ou les écailles laissaient périodiquement échapper des bouffées de gaz orangé qui se condensaient et formaient un tas de billes au sol.
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À part retrouver Jane, il n'avait pas de but bien précis en arrivant là et l'anarchie qui baignait les lieux ne favorisait pas son organisation. Son premier réflexe fut de s'intéresser au sol pour y repérer d'éventuelles empreintes mais ses espoirs furent vite réduit à néant par la présence de gros vers qui se contorsionnaient frénétiquement, modifiant sans cesse la texture du terrain, à moins que ce ne fussent quelques feuilles tubulaires s'agitant sous l'effet d'une réaction chimique. Quant à l'horizon, nul point de repère ne se distinguait du chaos multicolore qui s'étalait de tous les côtés et à perte de vue. Zohel résolut arbitrairement de s'éloigner dans la direction perpendiculaire à la paroi de la cage qu'il laissait derrière lui sans l'ombre d'un regret, tant ce nouveau monde paraissait riche en surprises.
Mais il déchanta rapidement car sa progression était d'une lenteur désespérante. Outre le sol grouillant sous ses pieds, sensation particulièrement désagréable dont il ne parvenait pas à s'accommoder, il devait faire face à des oiseaux gros comme le poing qui volaient par nuée d'une dizaine d'individus et qui, arrivés à sa hauteur, projetaient sur lui une salive brûlante et s'égaillaient en ponctuant leur fuite de nombreux looping qu'il interprétait comme de la joie ou de la dérision, tandis que leurs crachats séchaient en boulettes collantes. C'était d'autant plus agaçant qu'en l'absence d'atmosphère, aucun son n'annonçait leur arrivée, leur procurant ainsi un effet de surprise permanent. Nettement plus troublant, il avait le sentiment que l'environnement changeait tout autour de lui, qu'il s'adaptait sous l'action d'une main invisible. Ainsi, certaines des énormes fougères qu'il côtoyait depuis le début de son périple étaient à présent dotées de larges pétales qu'il aurait juré avoir vu se refermer pour capturer un des oiseaux se félicitant de l'avoir souillé. Pour parfaire son malaise, il ne lui avait fallu qu'une heure pour se perdre profondément et si la soif commençait à le tarauder, les seules sources qu'il avait aperçues n'avaient pas suscité son enthousiasme car l'eau y était tellement visqueuse que même à la verticale, elle s'écoulait aussi paresseusement que du miel.
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Finalement, la situation tourna en parti en sa faveur. Alors qu'il venait d'essuyer une nouvelle manifestation du mépris aviaire et que ses assaillants se lançaient dans leurs habituelles acrobaties aériennes, leur attention fut subitement retenue par ce que Zohel prit tout d'abord pour une banane géante. Même si ses déplacements à l'aide d'une myriade de pattes velues rendaient cette hypothèse caduque, la méprise était excusable car son corps présentait une forme de croissant et se teintait d'un jaune typique tacheté de noir. Alors que Zohel considérait ce sourire ambulant avec un étonnement ravi, les oiseaux semblaient nettement moins accommodants et concentraient leurs attaques aux deux extrémités de la banane, émettant désormais de vrais jets d'acide qui, atteignant leur cible, consumaient sa chair à grands renforts de fumée. En moins d'une minute, la créature, qui n'avait pas eu l'air de riposter, était passée du stade des convulsions à celui d'une inertie morbide. Après que ses bourreaux s'en furent allés, Zohel s'approcha de son corps et le toucha. Sa texture lui rappelant irrésistiblement celle du fruit, il en porta un morceau à ses lèvres et s'aperçut que parfois, les apparences n'étaient pas si trompeuses : le goût était meilleur que celui des bananes et laissait en bouche une désaltérante sensation de fraîcheur. Il consacra donc la demi-heure suivante à démembrer consciencieusement le défunt en priant pour que sa famille ou les membres de son régime ne lui en tiennent pas rigueur.
Le soleil ayant profité de son festin pour se coucher, et cette obscurité conjuguée à son manque de familiarité avec les lieux ne lui inspirant qu'une sourde appréhension, Zohel décida qu'il était grand temps de songer à faire un somme. Il estimait toutefois que les événements récents avaient amplement démontré qu'il serait imprudent de s'endormir sans quelques préparatifs, d'autant que le matelas de vers le répugnait toujours autant. Alors que son expectative menaçait de s'éterniser, il reçut une de ces billes émises par un bulbe tourneur. Vu de plus près, il avait l'air de pouvoir constituer un lit acceptable. L'ascension d'un arbre proche lui fournit un tremplin pour se jeter dans les airs et entraîner la créature dans sa chute. Après lui avoir asséné quelques coups de branche, il en écarta les feuilles pour se glisser à l'intérieur. C'était une bénédiction que le bulbe fut resté si placide durant l'opération car son corps offrait à Zohel une chambre étonnement confortable. Il pouvait s'y étendre dans toutes les directions, il y régnait une température agréable, le sol et les murs possédaient un velouté invitant à la détente et l'ensemble était parfaitement étanche. Même si ce dernier point laissait en suspens la question de la sortie, Zohel sombra rapidement dans un sommeil peuplé de plantes carnivores et d'oiseaux contempteurs des fruits.
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Fort heureusement, il s'aperçut à son réveil que les feuilles s'étaient ouvertes d'elles-mêmes. Tout ne conspirait pas à son bonheur pour autant car le bulbe avait repris son vol à la faveur de la nuit et son hôte infortuné dut attendre qu'il passe à proximité d'un arbre pour en descendre. Cela ne fit que renforcer sa désorientation mais c'eût été de la mauvaise foi que d'en tenir rigueur à son trajet nocturne. Il reprit donc son chemin au hasard, espérant seulement ne pas revenir sur ses pas. Il n'aurait pu mieux choisir car il n'avait pas parcouru une centaine de mètres qu'il découvrit, gisant bien en évidence sur le sol, la peau de Jane. Il ne s'agissait pas de son cadavre mais uniquement de ses poils – il aurait reconnu entre mille ces torsades sombres – rejetés avec une précision chirurgicale, comme si elle avait mué. C'était là une manifestation sans équivoque de leur irrémédiable différence, ce qui expliquait certes leur relation inaboutie mais amoindrissait surtout la pertinence de son opération de secours. Alors que le désespoir menaçait de le gagner, il remarqua une vive lueur émanant d'une structure massive que la végétation semblait soigneusement éviter. N'ayant désormais plus le moindre objectif, il prit le parti de l'explorer.
Plus il s'en approchait et plus il devenait évident qu'elle était non seulement artificielle mais qu'en outre, ses concepteurs n'avaient pas jugé utile de la doter d'entrées ou de sorties. Même la lueur qu'il lui semblait avoir vue avait disparu. Pourtant, comme pour infirmer son pessimisme, une fois arrivé devant, un panneau coulissa, dévoilant un sombre couloir qui s'enfonçait dans le bunker. Il s'y engagea sans une hésitation et au moment où le panneau se refermait sur lui, les milliers d'écrans dont étaient tapissés les murs s'allumèrent et projetèrent leur image respective.
Il semblait y en avoir une infinité et si chacune différait de la précédente, elles représentaient toutes la photo d'un animal ou d'un végétal qui n'aurait pas détonné à la surface de la Lune, accompagnée d'informations chiffrées et de schémas abscons que Zohel ne parvenait pas à décrypter. Il continuait néanmoins à déambuler dans ce musée minimaliste quand tout à coup, une porte vint rompre la monotonie confinant à l'absurde de cette litanie de photos. Il l'ouvrit et pénétra dans une salle blanche puissamment éclairée. Une fois ses yeux habitués à cette vive lumière, il remarqua les trois êtres à l'indicible altérité qui l'observaient en silence. Leur incroyable difformité rendait leur vision insupportable et leur description impossible. Une voix semblant provenir de partout à la fois lui transperça les tympans :
-On dirait bien que tes amoureux transis viennent te relancer jusqu'ici Jane !
-Je suis sûre que s'il pouvait nous parler, sa conversation serait plus intéressante que la tienne.
La troisième voix résonna à son tour :
-La paix vous deux ! Je crois lire dans les yeux de notre visiteur une perplexité que nous pourrions aisément résorber.
-Si ça t'amuse encore de ressasser cette vieille histoire…
-Il y a bien longtemps vivait sur la Terre l'orgueilleuse race des hommes. Ceux-ci conçurent un jour le projet de coloniser la Lune et submergèrent à cet effet sa surface d'innombrables bactéries qu'ils exposèrent à d'intenses radiations afin de simuler un processus d'évolution. Mais ce ne fut qu'une passade et ils furent bientôt trop occupés à se faire la guerre pour stopper l'irradiation qui se poursuivit bien après leur extinction. C'est ainsi que nous avons vu le jour parmi tant d'autres nouvelles espèces. Pendant longtemps, nous nous sommes instruits mais seul trois d'entre nous ont survécu à la brûlure de l'atome et désormais, nous tâchons de prendre soin de cet environnement instable mais fertile.
-Je crains que tout cela ne dépasse de loin ses faibles capacités d'abstraction.
-Prenons un exemple concret. Jane a recueilli les derniers de tes semblables et elle a habillé vos corps vulnérables d'une combinaison de protection et vous a placés dans une cage. Désormais, c'est avec une joie amère que nous vous observons régresser vers le stade simiesque. Ce retour à vos racines est un bien modeste cadeau de la part de vos «créations»…